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En plein milieu de nos glaciers, à Chamonix


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    Un site unique au monde ! Comme ce bricolage de génie, qui mêle high-tech et système D à cet endroit, le glacier d’Argentière compte 60 mètres d’épaisseur, mais il se décolle de la montagne et forme une cavité naturelle. Elle serait inaccessible sans un autre exploit, industriel celui-ci : les galeries creusées par Emosson, une société franco-suisse ­d’hydroélectricité. En appliquant une roue reliée à un enregistreur, le glaciologue Luc Moreau mesure la vitesse de déplacement de la glace. Près du mont Blanc, les ­chercheurs font galoper la science. Une aventure exceptionnelle qu’ils nous font découvrir.

    Certains sont venus en sandales, mais qu’importe ! ­Chamonix, Mecque de l’alpinisme, affiche sa mansuétude envers les néophytes et leur déroule le tapis rouge. Ou plutôt un train à crémaillère qui les hisse au Montenvers : 1913 mètres d’altitude et un panorama mythique. Une foule planétaire se précipite sur le promontoire. Silence ébahi. Sous les yeux des ­Américains en bob et des Saoudiennes en niqab, la Mer de Glace a le cœur à marée basse. Reste une vallée ­beigeasse dont la palette évoque les oueds du Sahara. Le glaciologue Luc Moreau s’efforce de conjurer cette vision d’apocalypse : la star gît en dessous, à l’abri des cailloux.

    Les glaciers alpins se sont longtemps nimbés de mystère, quand seuls les cristalliers en quête de quartz se risquaient en altitude. Comme l’écrit Samivel : « En ce temps où les messieurs n’avaient pas inventé de grimper sur les pics […], ces grands espaces flottaient sur les lacs brillants de l’aurore comme un rêve pas encore rêvé, une pensée de Dieu pas encore comprise. » Hérissée de pics et de crocs, déchirant les nuages, la haute montagne suscitait l’effroi, voire le dégoût. « La nature brute est hideuse », grognait Buffon. Il faut attendre 1741 pour que deux Anglais s’y aventurent par plaisir. La récompense sera… à la hauteur. Perchés non loin du ­Montenvers, William Windham et Richard Pococke se pâment devant une infinité de sculptures nacrées. En bons îliens, ils y voient une houle immense et figée par le gel, qu’ils baptisent Mer de Glace.

    Une découverte à relativiser : la « Grande glacière », comme l’appelaient les paysans, se traversait déjà avec les vaches vers une pâture de la rive droite. Pour éviter de glisser dans une crevasse, on enveloppait chaussures et sabots de chiffons. Pendant le petit âge glaciaire, jusqu’au milieu du XIXe siècle, les glaciers étaient descendus aux portes de Chamonix, où ils engloutissaient alpages et chalets. Les habitants suspectaient un assaut maléfique mené par des sommets peuplés de dragons et de démons. Les prêtres déclarant forfait, il fallut appeler l’évêque de Genève pour planter une croix au pied des monstres et tenter l’exorcisme : vade retro ! Les villageois suisses de Fiesch, eux, imploraient le ciel lors d’une procession annuelle depuis 1678. En 2011, épouvantés par le recul spectaculaire de leur glacier, ils ont obtenu l’autorisation de Benoît XVI d’inverser leur prière.

    PHOTO STÉPHANE COMPOINT, PARIS MATCH

    Firmin Fontaine (à gauche) et Alexis Buffet, de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), colorent l’eau de fonte du glacier d’Argentière pour en suivre l’écoulement.

    ​Avec ses affluents, la Mer de Glace est le plus grand glacier de France : 28 kilomètres carrés de superficie et 11 kilomètres de longueur depuis la Combe maudite, sous le mont Blanc. D’où son importance pour les scientifiques. Comme le glacier ­d’Argentière, non loin, médaille d’argent pour sa taille. D’ici à la fin du XXIe siècle, le premier devrait perdre 80 % de sa surface et le deuxième disparaître, selon une étude française publiée dans la revue​ La Météorologie, en 2019. La cure d’amaigrissement s’accélère dans le monde entier, comme le montrent deux décennies d’observations par satellite : une étude chapeautée par Étienne Berthier, du CNRS, et parue dans la prestigieuse revue Nature en 2021. Or les glaciers sont nos châteaux d’eau : ils la captent l’hiver sous forme de neige et la rendent l’été en fondant. Un bienfait multimillénaire. Et gratuit.

    Si les scientifiques français sont à la pointe, c’est en partie grâce à l’attrait touristique précoce de Chamonix. À quelque 1000 mètres d’altitude, le site offre le dénivelé le plus impressionnant des Alpes : près de 4000 mètres de pentes forestières, de parois minérales puis de glace jusqu’au toit de l’Europe. Tout est visible de la vallée. Alors, dès le XVIIIe siècle, des passionnés de nature s’y sont précipités. Leurs aquarelles et gravures indiquent l’ancien emplacement des glaciers avec une précision photographique bien utile pour les calculs actuels. Sans compter l’histoire de la famille Vallot, pionnière de la glaciologie. Au XIXe siècle, ses membres ­peignaient des cailloux à la surface de la glace pour en suivre les déplacements. Ils ont même fait construire un observatoire à 4365 mètres, juste sous le mont Blanc !

    Bordée de parois vertigineuses, arrosée d’éboulis, la Mer de Glace charrie des millions de pierres, dont des blocs de la taille d’une maison. « Ce sont les outils des glaciers pour creuser la montagne », explique Luc Moreau. Les fragments de granit se mêlent à la glace, qui se crevasse, fond, regèle… L’ensemble forme un tapis roulant qui rabote le lit de schistes qu’il parcourt. Striures, courbes lissées en « dos de baleine » : tout un artisanat se lit sur les pentes jadis congelées. Le spécialiste rappelle que, lors des grands âges glaciaires, les glaciers se frayaient un chemin jusqu’à Lyon. À 62 ans, ce passionné se partage entre les conférences au grand public, les mesures scientifiques et les expertises pour l’industrie hydro­électrique : « Je viens d’un plat pays, la Touraine. Enfant, « La chèvre de monsieur Seguin » me faisait rêver en s’échappant vers les hauteurs… »

    Au Montenvers, c’est plutôt à une longue descente qu’il faut aujourd’hui convier les humains. Depuis 1990, la Mer de Glace y a perdu quelque 160 mètres d’épaisseur, la moitié de la hauteur de la tour Eiffel. D’où l’instal­lation d’un escalier, rallongé chaque année et qui compte déjà près de 600 marches. En bas, la Compagnie du Mont-Blanc a creusé le désert caillouteux pour créer une grotte. On y quitte l’ocre sale pour un camaïeu de bleus purs, signe d’une glace ancienne, descendue des sommets en trois ou quatre siècles. Translucide, elle dévoile une joaillerie de bulles d’air et de filaments argentés, là où les sels se sont regroupés.

    PHOTO STÉPHANE COMPOINT, PARIS MATCH

    Luc Moreau sur la Mer de Glace près d’une bédière : un torrent formé par la fonte en surface. Le 23 juillet

    Au-dessus, le tapis de pierres qui couvre ce glacier a beau l’enlaidir, il freine les dégâts climatiques en servant d’isolant. Son épaisseur augmente à mesure que fond la glace car les débris qu’elle charrie se concentrent à la surface. À l’inverse, une fine couche de poussière ou d’aérosols causés par la pollution renvoie moins la lumière et accélère la fonte. Émouvants et mouvants, ces chefs-d’œuvre dépendent des caprices des dieux : soleil, nuages, neige… un vrai casse-tête pour les comprendre. D’où les équations complexes avec lesquelles les scientifiques doivent jongler. « Si c’était juste “il fait chaud, les glaciers fondent”, on pourrait partir à la retraite ! » s’esclaffe Delphine Six, 50 ans. Chercheuse renommée, elle est responsable de Glacioclim à l’Institut des géosciences de l’environnement (IGE) de l’université Grenoble-Alpes. Cet observatoire scrute notamment le glacier d’Argentière et la Mer de Glace. La scientifique est aussi la référente française pour le World Glacier Monitoring Service (Service de surveillance des glaciers du monde) et coauteure, avec Luc Moreau entre autres, d’un excellent livre pour le grand public, « Dans les secrets de la Mer de Glace ».

    Les mastodontes gelés doivent leur existence aux plus évanescentes des créatures : les flocons, qui se posent et se tassent, brisant au passage leurs délicates branches. À force de se comprimer, ils forment des cristaux de plus en plus denses.

    Quand vous serrez une boule de neige dans votre poing, vous commencez à créer un glacier.

    Delphine Six, chercheuse et responsable de Glacioclim à l'IGE de l’université Grenoble-Alpes

    L’ensemble finit par glisser sous son propre poids. D’autant que la pression exercée par les tonnes de glace la fait fondre à sa base. « C’est comme au ski, explique Luc Moreau. Le poids de votre corps crée un microfilm d’eau qui facilite la glisse. Mais le glacier ne descend pas uniformément. Le milieu, plus épais et donc plus lourd, va plus vite que les bords, ce qui cause des fractures. » Quand la pente s’accentue, la glace se casse en mille morceaux géants. Dès que le mercure grimpe, la surface se mue en gouttelettes. Des rivières se forment et s’engouffrent dans les crevasses. Pour explorer les secrets de ces folles cascades, l’ex-Tourangeau se fait cascadeur, suspendu entre les parois turquoise. Où se faufile l’eau par la suite ? Un mystère grandeur nature. Seule certitude : l’existence de torrents sous les glaciers.

    PHOTO STÉPHANE COMPOINT, PARIS MATCH

    Sous un puits d’Emosson qui servait à capter le torrent sous-glaciaire. Le poids du glacier a rempli cet orifice de glace, formant une « chandelle ».

    Luc Moreau en est devenu un expert pour l’entreprise hydroélectrique franco-suisse Emosson, dont EDF possède 50 % des parts. Un ensemble pharaonique, qui produit quelque 850 millions de kilowattheures par an et qui a même nécessité un échange de territoires entre la France et la Suisse, signé par Charles de Gaulle en 1966. Parmi les exploits : un captage d’eau sous le glacier d’Argentière. La planète ne compte que quatre équipements de ce type, dont deux en Norvège et deux près de… Chamonix. Pour y accéder, il faut s’aventurer dans des kilomètres de boyaux creusés à même la roche. Un univers où l’on s’attend à croiser des wagonnets de charbon, mais qui sert à recueillir l’or bleu. Dissimulée dans une falaise, la Centrale des Bois d’EDF récupère l’eau de fonte de la Mer de Glace. Mais comme le glacier ne cesse de maigrir, il a fallu changer l’emplacement du captage à plusieurs reprises ces dernières années. Le prochain, en cours de construction, sera à l’extérieur. Pour cette usine, le changement ­climatique met déjà un point final à l’épopée sous-glaciaire.

    Situé à plus de 2000 mètres d’altitude sous le glacier d’Argentière, le dispositif d’Emosson, lui, peut encore compter sur des dizaines de mètres d’épaisseur de glace. Destinées à l’activité industrielle, ses galeries débouchent aussi sur un site d’un intérêt majeur pour la science : une cavité naturelle dont le plafond n’est autre que la base du glacier. À cet endroit, il décolle du fond rocheux et forme une voûte. Idéal pour observer les dessous du mastodonte, à condition de rester prudent ! L’air est chargé d’humidité et de poussières qui menacent d’enrayer l’appareil de notre photographe, le sol glissant mène à un gouffre…

    PHOTO STÉPHANE COMPOINT, PARIS MATCH

    Un laboratoire creusé dans la roche à près de 2220 mètres d’altitude. Face à Luc Moreau, un appareil enregistreur relié à la roue de vélo qui tourne sous le glacier.

    Depuis 1987, Luc Moreau y mène une expérience unique au monde : grâce à son « cavitomètre », une roue de vélo dotée de capteurs et calée sur le « plafond », il mesure à quelle vitesse le glacier descend vers la vallée. Ses observations ont servi au programme Saussure, auquel Delphine Six a aussi participé, avec une publication dans le Journal of Geophysical Research : Earth Surface en 2022 : durant quatre ans et demi, le glacier d’Argentière a été ausculté sous toutes les coutures. « Un jeu aussi complet d’observations, c’est une ­première mondiale ! » s’enthousiasme la chercheuse. Les résultats ­permettent de mieux comprendre les mouvements de la glace. Crucial pour anticiper l’avenir des montagnes, mais aussi celui des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique : des masses immenses qui glissent de plus en plus vite vers la mer et y larguent des icebergs. Ce sont eux qui, en fondant, peuvent élever le niveau des océans.

    Ces observations exceptionnelles s’ajoutent au travail de fourmi que les scientifiques mènent depuis des décennies. Chaque année, de bas en haut des glaciers d’Argentière et de la Mer de Glace, ils évaluent la quantité de neige tombée pendant la « période d’accumulation », d’octobre à avril environ, puis, grâce à des balises, le volume fondu durant la « période d’ablation », les mois les plus chauds. À l’automne, ils font un bilan de masse total, en comparant les recettes et les dépenses. Le glacier a-t-il grossi ou maigri par rapport à la même époque les années précédentes ? « Attention, il ne faut pas confondre météo et climat, rappelle Delphine Six. Une variation d’un an à l’autre n’est pas significative. Pour comprendre l’évolution climatique, il faut des décennies d’observations au même endroit. »

    • Luc Moreau perce la Mer de Glace pour poser une balise d’ablation de 4 mètres de hauteur. Elle sert à calculer la fonte du glacier en été.

      PHOTO STÉPHANE COMPOINT, PARIS MATCH

      Luc Moreau perce la Mer de Glace pour poser une balise d’ablation de 4 mètres de hauteur. Elle sert à calculer la fonte du glacier en été.

    • Un carottier pour mesurer la quantité de neige tombée en hiver. De gauche à droite : Simon Roth, guide de haute montagne, Laurent Langoisseur, pisteur secouriste, et Pierre René, glaciologue. Sur le glacier de Tré-la-Tête.

      PHOTO LUC MOREAU, PARIS MATCH

      Un carottier pour mesurer la quantité de neige tombée en hiver. De gauche à droite : Simon Roth, guide de haute montagne, Laurent Langoisseur, pisteur secouriste, et Pierre René, glaciologue. Sur le glacier de Tré-la-Tête.

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    Les résultats de Glacioclim se révèlent… glaçants. Depuis la fin des années 1980, le volume des géants blancs s’est effondré. En 2022, on a battu des records historiques. Les calculs sont en cours pour 2023, mais les résultats devraient figurer parmi les cinq pires années. Des recherches mondiales ont montré que c’est l’augmentation des températures qui est en cause : les périodes de chaleur sont en moyenne plus intenses et plus longues. Le volume des précipitations, lui, n’a presque pas changé en altitude. Étonnant si l’on songe au manque de neige dans les stations de sports d’hiver ! « À ce niveau, la neige peut être transformée en pluie, explique Delphine Six. Ou alors il pleut beaucoup en automne, puis rien ne tombe pendant des mois. Mais, à très haute altitude, les précipitations restent sous forme de neige, pour l’instant. »

    Mieux que les lointains ours polaires, nos géants blancs sont devenus des icônes du climat car la catastrophe se constate à l’œil nu : le front des glaciers, leur partie la plus basse, ne cesse de remonter. Ce qui était en dessous a fondu. À Chamonix, la Mer de Glace a disparu de la vallée. Reste le somptueux glacier des Bossons, qu’on peut voir miroiter depuis une terrasse de café. Mais, à force de fondre, il s’est rempli d’un lac menaçant : une rupture brutale, et c’était la catastrophe ! Alors, en juillet dernier, des pelleteuses ont creusé un chenal pour le vidanger en douceur.

    Immenses et verticales, surmontées de neiges qu’on croyait éternelles, les montagnes évoquaient une forme de pérennité rassurante. Des déesses désormais en sursis. À haute altitude, les parois de granit tiennent parce que les failles sont cimentées de glace. Une succession de fontes et de regels fait éclater ces structures. Le 23 août, une partie de la face nord de l’aiguille du Midi s’est écroulée : 20 000 mètres cubes de granit et un nuage de poussière géant. Heureusement, pas de dégâts pour le téléphérique qui hisse les touristes à 3842 mètres, face au mont Blanc. Mais les phénomènes semblables se multiplient ces dernières années. Que la montagne est belle… et devenue fragile !

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    Author: Brian Johnson

    Last Updated: 1699486322

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